L'épopée extraordinaire d'un père et sa fille malvoyante
Une odyssée, à cheval, à travers les steppes kirghizes où l'étudiante prouve que rien n'est impossible.
=> lire l'article de Raphael Coiffier publié le 14 janvier 2025 par LA PROVENCE
Son rêve s'est réalisé. Partir au vent. À cheval. Au galop. Dans un voyage initiatique, dont elle ne connaissait que le début. Cette surprise, Carla Petit la doit à son père, Pierre, chef opérateur et réalisateur. Au nom de sa rose, il lui a cueilli, avec tendresse, ce premier bouton de leur histoire à écrire. Loin de l'Isère, où la jeune fille est née. Loin de Digne-les-Bains, où elle suit ses études d'Agronomie.
"C'était un cadeau pour ma majorité, raconte l'élue. L'idée était là depuis longtemps." Sceller leur complicité, au crépuscule de l'enfance. À l'aube de l'âge adulte. "Il y a une symbolique." Un passage sur le pont des âges, matérialisé par cette aventure équestre au cœur des steppes kirghizes. Dont ils ont tiré le documentaire, "À perte de vue".
Le fil rouge d'un rêve bleu
Lui, sera ses yeux. Elle, ses oreilles. Car, à cause d'une malformation du nerf optique, Carla est malvoyante. Elle voit l'invisible avec son âme. Le bruit. Les odeurs. Elle se souvient de tout.
De leur arrivée à Bichkek, la capitale. De leur immersion dans le marché. "Il faisait très chaud et c'était très animé. C'était impressionnant, pas inquiétant. Même si je ne m'y promènerai pas toute seule la nuit..."
À quelques lunes de tourner le dos à la ville, elle s'est amusée à tout goûter. "Des épices, des foies de bestioles, des fromages secs." Avant de délaisser sa canne blanche, pour se mettre en selle et en scène. Vers ce toit du monde, à 4 000 m d'altitude, ouvert aux imprévus. Aux rencontres avec les nomades. Dont elle ne perçoit que les lumières. Qu'importe, tant elle ressent la chaleur de leurs couleurs.
"Je n'avais pas d'appréhension, raconte-t-elle encore, son chien Liska à ses pieds. Bon, mon cheval avait bien compris que je n'y voyais pas grand-chose." Au point d'en profiter pour goûter à davantage de liberté. "Mais c'était quand même moi qui décidais." Le guidait sur ses chemins de l'indicible. Pas totalement en terre inconnue.
"On avait quasiment tout planifié en amont." Sauf la beauté de leur relation, fil rouge de ce rêve bleu. Bonheur, tout en pudeur, à regarder du bout des doigts. À ressentir, aussi, en fermant les paupières. Pour se connecter à leur petit monde, où le handicap devient presque un don de Dieu.
D'image en image, on chevauche avec eux. On respire avec eux. On apprend à lire le monde autrement. Sous une yourte, en portant un bol de koumis à nos lèvres. "C'est un lait fermenté de jument légèrement alcoolisé. Il faut le boire, c'est la tradition." Que Carla a respecté, "sans avoir la tête qui tourne". Aux anges de partager le quotidien "d'habitants curieux de connaître notre vie d'Occidentaux."
Elle aimait rameuter les troupeaux de vaches, entre les villages et les pâturages. Cuisiner les plats traditionnels. Une parfaite promise kirghize, si bien qu'elle a reçu des propositions de mariage ! "Mais rien de sérieux. Disons que j'aurais pu faire une épouse intéressante." Une touche-à-tout capable de parler avec les mains. À la perception sensible et accrue de l'autre. Une visionnaire de la simplicité humaine, privée de la vision primaire. "C'était tellement fabuleux." Tellement, que notre dame de Kirghizie prolonge l'épopée avec des projections aux quatre coins de la nef française.
"J'ai appris au-delà des mots"
"J'ai appris au-delà des mots et je souhaite que le public découvre le ressenti très personnel d'une personne porteuse d'un handicap visuel. C'est une invitation à écouter tout ce qu'on a vécu. Ce qu'on perçoit du monde et ce qui va nous être transmis par nous-mêmes...".
Surtout pas une leçon sur un désenchantement surmonté. "J'étais moi, pas une actrice." Une jeune fille en itinérance, avide de mystères intenses. De fraternité. "Je suis revenue avec plein de souvenirs. J'ai laissé des amis là-bas." Elle a aussi gagné en autonomie. Jusqu'à réaliser un tour de France de d’agronomie, durant un an, avec sa chienne. "S'il n'y avait pas eu le Kirghizstan, je ne l'aurais pas fait. C'était une forme d'aventure et il y en aura d'autres."
Un doux sourire réanime ses yeux assumés. Cette réalité, elle l'a apprivoisée. Tirant cette force de ses parents, "qui m'ont poussée à aller où j'avais envie." Elle part, quand elle le décide. Elle skie. "Quand il y a de la neige." Elle bouffe la vie, de ses 19 ans.
"J'ai beaucoup de chance. Nous voyageons encore avec le film et c'est une fierté de constater que ce message personnel et universel touche les gens".
Il les touche, oui, à perte de vue…